La danse

Le pas

Esquisse que j'ai faite pour illustrer ma chansonnette.
Petits pas
Un petit pas à droite
Un petit pas à gauche
Je danse en cadence
Avec élégance
Quand arrive la catastrophe
Mais que je suis maladroite
Et un peu gauche
Je me trompe de sens
Et je me cogne à toi
Et on dégringole
On perd la boussole
Et une grande torgnole
Tu me donnes
C'est fini la danse
Je pars en pleurant
Comme un enfant
Qui a pris une danse

Le justaucorps

L'enfant qui danse et rigole
Marionnette dessinée

Sur le fleuve, une péniche éclairée par des guirlandes. Des voix, au son de la musique, s’entrechoquent. On chante, on danse, on rit. Je suis sur le pont et je les regarde passer. Je lève mon verre invisible pour trinquer à leur santé. Je suis longtemps des yeux le bateau festif, tout illuminé dans le jour éteint, jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’un point à l’horizon. Quelques badauds traînent, la douceur du crépuscule les retient sur l’asphalte. J’enlève mon sweat, mon jean et mes baskets puis je les range dans mon sac à dos. Je me retrouve en justaucorps pailleté. Un couple à ma hauteur me dévisage avec étonnement. Je leur souris et ils s’arrêtent, curieux. Je saute lestement sur la rampe du pont. La femme pousse un cri et l’homme avance les bras pour m’agripper mais je me décale prestement pour lui échapper. Des personnes regardent de loin et d’autres viennent vers nous. Je fais des bonds gracieux sur la rampe, une musique rythmée s’élève de mon sac. Je virevolte, je me déhanche sensuellement. Des applaudissements, et quelques frayeurs, m’accompagnent à chaque entrechat. L’attroupement grandit au fur et à mesure. Il est bientôt impossible de circuler de ce côté du trottoir. Des flash crépitent, des ‘oh’, des ‘ah’ fusent. Mon corps seul est présent. Je flotte mentalement dans une autre dimension. Des sirènes, qui se rapprochent, hurlent. Deux voitures de police stoppent. Leurs occupants courent vers la rampe et m’ordonnent de descendre. Ils crient aux spectateurs de s’éloigner. Ils en bousculent même certains. Mais personne ne part. l’un des policiers se baisse pour éteindre la musique. Au même moment, je suis débranchée. Je me fige sur la rampe, les deux pieds joints, les bras en croix. Il n’y a plus aucun bruit. Les yeux des badauds et des policiers me fixent. Je regarde le ciel en tendant les bras au dessus de ma tête, je plie les jambes en ramenant mes coudes à hauteur de mes genoux. Avant que le policier le plus proche frôle ma jambe, je quitte la rampe en tournoyant et je disparais sous l’eau.
Ça n’a duré que quelques secondes. La foule s’est ruée contre la rambarde, les policiers ont appelé les pompiers et le Samu. Certains regardent si un corps remonte à la surface de l’eau. Deux minutes passent.
La voilà !
Un tonnerre d’applaudissements me salue. Il en profite pour ramasser mon sac et détale à grandes enjambées. L’un des policiers donne l’assaut mais il s’évapore. Je nage sous l’eau et j’accoste plus loin. Mon acolyte arrive avec mon sac. Il a enregistré toute la scène avec son portable.
Le lendemain, le buzz fut mémorable.

Pour l’amour du tutu

Le tutu
Le tutu

Le rideau s’ouvre. Les projecteurs s’allument. Avec grâce et sensualité, les danseurs se mettent en mouvement, doucement puis de plus en plus vite, en suivant le rythme effréné de la musique. Les costumes sont superbes, les corps aussi. Les spectateurs sont conquis, ils retiennent leur souffle. Leurs applaudissements déchirent les tympans. L’euphorie de la scène contamine la salle qui la galvanise en retour. Les chorégraphies s’enchaînent. Après deux heures de féérie, les danseurs disparaissent tour à tour vers les coulisses et le rideau se baisse sur la scène, laissant une foule émerveillée.
C’est à ce moment-là que j’ai su que je voulais continuer la danse classique. C’est aussi à ce moment-là que je l’ai vue tomber en s’accrochant au rideau.

Les pompiers sont arrivés très vite. Nous sommes restées, maman et moi, dans la loge de ma sœur. Elle était pâle, le souffle court, les yeux hagards. Quelques instants après, elle mourait.
Une étoile venait de s’éteindre.
J’avais douze ans. J’ai dix-huit ans à présent.
J’ai su faire mes preuves et mon niveau est devenu très bon. J’ai la conviction qu’elle a été assassinée. Des traces de poison ont été retrouvées dans son sang. L’enquête menée a conclu à un suicide car ma sœur souffrait d’une malformation cardiaque, ce qui la forçait à arrêter la danse. Elle avait fait deux tentatives pour mettre fin à ses jours mais c’était une battante, une gagnante. Elle m’avait juré que jamais plus elle n’aurait de geste définitif. Son mental d’acier reprenait peu à peu le dessus.
Elle m’avait aussi parlé de la jalousie d’une des filles de la troupe. Jalousie pour son talent, sa beauté et son fiancé.
J’ai trouvé cette fille – la future étoile d’après la presse – parmi celles qui ont dansées avec ma sœur. Je n’ai épargné ni mes efforts ni ma patience. Pas plus que mon temps. J’en ai fait ma meilleure amie. Je fais toujours en sorte d’avoir des scènes avec elle, je cale mes horaires quotidiens sur les siens. Je mets à nu ma vie privée pour gagner sa confiance.
Elle vante les qualités de ma sœur avec exaltation, avec passion. Plusieurs fois, j’ai senti ma détermination vaciller.
J’ai passé des années à réfléchir, à méditer, à mettre sur pied la punition, le châtiment à lui  infliger. Ma vengeance prend corps.

Le jour de la première, à l’Opéra de Paris, nous sommes plus professionnels que jamais. Tout a été minutieusement préparé. Chacun apparaît sous son meilleur jour.
Il reste une heure avant le lever de rideau. Nous sommes tous prêts à faire vibrer le public.
Tous, excepté elle.
Sa loge est souillée de vernis rouge, partout, sur le miroir, ses habits de scène, les murs, la chaise, la coiffeuse. Les produits de maquillage gisent sur la table, les tubes éventrés.
Jusqu’à présent, aucun de nous n’est allé à sa recherche, trop préoccupés à tenir notre rôle au mieux.
Je suis arrivée le matin avec elle et à chaque café bu elle a ingéré un peu plus de cette saleté de drogue qui rend amorphe. Si bien qu’elle s’est avachie lourdement dans un fauteuil de sa loge.
J’ai ensuite fermé à clef la porte, ayant préalablement enfilé des gants.
Son absence commence à se faire remarquer. Certains me questionnent, mais où est-elle ? J’ai pris les devants en signalant au producteur qu’elle est partie précipitamment, affolée, après un appel reçu sur son téléphone portable et qu’elle m’a lancé au milieu de sa course qu’elle reviendra plus tard. Il est furieux.
La musique retentit, le rideau s’ouvre, nous sommes en place.
Pendant l’entracte, dans la confusion générale, je me faufile dans les couloirs jusqu’à sa loge que je ferme à clef. Je glisse un petit bloc dans son sac à main, toujours avec les gants puis je déchire mon costume, je m’arrache quelques cheveux que je mets sous ses ongles, je prends ses doigts que j’appuie fortement sur mes bras et mon cou, me griffant avec. J’ouvre la porte et je pose la clef sur la table, je m’approche d’elle et je la gifle pour qu’elle reprenne connaissance. La représentation va reprendre dans quelques minutes. Elle commence à remuer, à grommeler. Elle ouvre les yeux, je mets un gant dans chacun de mes chaussons et je cours en pleurs dans le couloir, je crie, je hurle, j’appelle à l’aide…
Ma version est plausible, ils m’ont cru.
Elle m’a attaqué, elle m’a dit qu’elle allait aussi me tuer, comme elle avait tué ma sœur. Elle criait qu’elle n’avait rien fait mais elle avait mon sang sur les mains. Tout était contre elle : les meubles saccagés, la loge tachée de vernis, les marques sur mes bras, mon cou, mes cheveux sous ses ongles, mon costume arraché.
La représentation a été annulée, la salle évacuée, la police prévenue.
Un médecin l’a examiné et a conclu à une crise de délirium. Elle ne se souvenait de rien.
Ils ont découvert un bloc dans son sac à main dont plusieurs pages noircies avec des insultes, des récriminations sur ma sœur et, à la dernière page : aujourd’hui, c’est le grand jour. Je vais enfin me débarrasser aussi d’elle. J’en ai marre de ces Sateilbor, plus de danseuses pour me faire de l’ombre… Sylvie va rejoindre sa sœur à la morgue. Je veux moi aussi avoir mon heure de gloire. Mon petit journal, tu vas assister au crime, en direct, bien au chaud.
Après analyse de l’écriture, c’était bien la sienne – j’avais eu six années pour m’exercer – .
Je suis allée la voir à l’hôpital psychiatrique. Avec tout ce qu’elle ingurgite, elle est au plus mal et je ne suis pas sûre qu’elle m’ait reconnue. Moi, la future étoile.
Non, je ne suis vraiment pas sûre qu’elle ait reconnue l’assassin de sa rivale.