Je me souviens d’un épisode de Friends, une série que j’affectionnais, où Monica massait tellement mal que Chandler lui avait décerné le prix de la pire masseuse et elle en était ravie, elle était la meilleure dans sa discipline.
Eh bien, en ce qui me concerne, je suis la meilleure plus mauvaise dans la gestion de ma vie. J’ai pour ainsi dire tout raté. Dans la pyramide de Maslow, je coche vert les besoins physiologiques (ce qui est déjà une bonne chose comparée à tant d’autres individus certes) hormis la sexualité devenue abonnée absente. Et je coche rouge le reste. Un carton plein sur le succès invisible niveau professionnel, financier, sentimental, amical, familial et matériel (j’espère ne pas en avoir oublié). Le bilan fait quand même mal au bide et me donne, paradoxalement, envie de rire : comment peut-on être aussi constante dans les divers domaines de son existence ? En prenant de la ’bouteille’, en principe, normalement, politiquement correct, ce qui se fait, est de tendre vers le mieux, vers l’accomplissement de son ‘niveau de vie’, le chemin classique de tout humain qui se respecte. Grandeurs et décadences, le temps n’est pas extensible en qualité pour celui qui reste spectateur sans fouler les planches de la scène. De Charybde en Scylla… Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse…
Le rideau s’ouvre. Les projecteurs s’allument. Avec grâce et sensualité, les danseurs se mettent en mouvement, doucement puis de plus en plus vite, en suivant le rythme effréné de la musique. Les costumes sont superbes, les corps aussi. Les spectateurs sont conquis, ils retiennent leur souffle. Leurs applaudissements déchirent les tympans. L’euphorie de la scène contamine la salle qui la galvanise en retour. Les chorégraphies s’enchaînent. Après deux heures de féérie, les danseurs disparaissent tour à tour vers les coulisses et le rideau se baisse sur la scène, laissant une foule émerveillée. C’est à ce moment-là que j’ai su que je voulais continuer la danse classique. C’est aussi à ce moment-là que je l’ai vue tomber en s’accrochant au rideau.
Les pompiers sont arrivés très vite. Nous sommes restées, maman et moi, dans la loge de ma sœur. Elle était pâle, le souffle court, les yeux hagards. Quelques instants après, elle mourait. Une étoile venait de s’éteindre. J’avais douze ans. J’ai dix-huit ans à présent. J’ai su faire mes preuves et mon niveau est devenu très bon. J’ai la conviction qu’elle a été assassinée. Des traces de poison ont été retrouvées dans son sang. L’enquête menée a conclu à un suicide car ma sœur souffrait d’une malformation cardiaque, ce qui la forçait à arrêter la danse. Elle avait fait deux tentatives pour mettre fin à ses jours mais c’était une battante, une gagnante. Elle m’avait juré que jamais plus elle n’aurait de geste définitif. Son mental d’acier reprenait peu à peu le dessus. Elle m’avait aussi parlé de la jalousie d’une des filles de la troupe. Jalousie pour son talent, sa beauté et son fiancé. J’ai trouvé cette fille – la future étoile d’après la presse – parmi celles qui ont dansées avec ma sœur. Je n’ai épargné ni mes efforts ni ma patience. Pas plus que mon temps. J’en ai fait ma meilleure amie. Je fais toujours en sorte d’avoir des scènes avec elle, je cale mes horaires quotidiens sur les siens. Je mets à nu ma vie privée pour gagner sa confiance. Elle vante les qualités de ma sœur avec exaltation, avec passion. Plusieurs fois, j’ai senti ma détermination vaciller. J’ai passé des années à réfléchir, à méditer, à mettre sur pied la punition, le châtiment à lui infliger. Ma vengeance prend corps.
Le jour de la première, à l’Opéra de Paris, nous sommes plus professionnels que jamais. Tout a été minutieusement préparé. Chacun apparaît sous son meilleur jour. Il reste une heure avant le lever de rideau. Nous sommes tous prêts à faire vibrer le public. Tous, excepté elle. Sa loge est souillée de vernis rouge, partout, sur le miroir, ses habits de scène, les murs, la chaise, la coiffeuse. Les produits de maquillage gisent sur la table, les tubes éventrés. Jusqu’à présent, aucun de nous n’est allé à sa recherche, trop préoccupés à tenir notre rôle au mieux. Je suis arrivée le matin avec elle et à chaque café bu elle a ingéré un peu plus de cette saleté de drogue qui rend amorphe. Si bien qu’elle s’est avachie lourdement dans un fauteuil de sa loge. J’ai ensuite fermé à clef la porte, ayant préalablement enfilé des gants. Son absence commence à se faire remarquer. Certains me questionnent, mais où est-elle ? J’ai pris les devants en signalant au producteur qu’elle est partie précipitamment, affolée, après un appel reçu sur son téléphone portable et qu’elle m’a lancé au milieu de sa course qu’elle reviendra plus tard. Il est furieux. La musique retentit, le rideau s’ouvre, nous sommes en place. Pendant l’entracte, dans la confusion générale, je me faufile dans les couloirs jusqu’à sa loge que je ferme à clef. Je glisse un petit bloc dans son sac à main, toujours avec les gants puis je déchire mon costume, je m’arrache quelques cheveux que je mets sous ses ongles, je prends ses doigts que j’appuie fortement sur mes bras et mon cou, me griffant avec. J’ouvre la porte et je pose la clef sur la table, je m’approche d’elle et je la gifle pour qu’elle reprenne connaissance. La représentation va reprendre dans quelques minutes. Elle commence à remuer, à grommeler. Elle ouvre les yeux, je mets un gant dans chacun de mes chaussons et je cours en pleurs dans le couloir, je crie, je hurle, j’appelle à l’aide… Ma version est plausible, ils m’ont cru. Elle m’a attaqué, elle m’a dit qu’elle allait aussi me tuer, comme elle avait tué ma sœur. Elle criait qu’elle n’avait rien fait mais elle avait mon sang sur les mains. Tout était contre elle : les meubles saccagés, la loge tachée de vernis, les marques sur mes bras, mon cou, mes cheveux sous ses ongles, mon costume arraché. La représentation a été annulée, la salle évacuée, la police prévenue. Un médecin l’a examiné et a conclu à une crise de délirium. Elle ne se souvenait de rien. Ils ont découvert un bloc dans son sac à main dont plusieurs pages noircies avec des insultes, des récriminations sur ma sœur et, à la dernière page : aujourd’hui, c’est le grand jour. Je vais enfin me débarrasser aussi d’elle. J’en ai marre de ces Sateilbor, plus de danseuses pour me faire de l’ombre… Sylvie va rejoindre sa sœur à la morgue. Je veux moi aussi avoir mon heure de gloire. Mon petit journal, tu vas assister au crime, en direct, bien au chaud. Après analyse de l’écriture, c’était bien la sienne – j’avais eu six années pour m’exercer – . Je suis allée la voir à l’hôpital psychiatrique. Avec tout ce qu’elle ingurgite, elle est au plus mal et je ne suis pas sûre qu’elle m’ait reconnue. Moi, la future étoile. Non, je ne suis vraiment pas sûre qu’elle ait reconnue l’assassin de sa rivale.